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Saint BenoĂ®t – Saint Bruno

ConfĂ©rence de notre camarade Gabriel Robert (Cl 53), Père Jean de la Croix – Moine bĂ©nĂ©dictin, faite au MusĂ©e de la Grande Chartreuse

  • Saint BenoĂ®t

N’ont-ils pas l’un et l’autre le même idéal: à savoir de servir Dieu seul dans l’Eglise du Seigneur Jésus Christ?

La vie de Benoît et celle de Bruno le prouvent à l’évidence, ils sont moines ; si le premier écrit sa Règle et donc sera considéré comme le Père des moines d’Occident, le second fonde un Ordre nouveau: celui des Chartreux. Leur idéal commun s’exprime dans ce «Habitare secum: Habiter avec soi-même» que le Pape saint Grégoire le Grand, auteur de la première vie de saint Benoît, propose comme sommet de la vie de ce dernier. Quant à saint Bruno, il évoque ce même idéal à son ami Raoul le Verd.

Ce que, toujours, le moine cherche c’est Quelqu’un ; c’est la raison pour laquelle quand un novice est accueilli, la question première est bien celle-ci: «Cherche-t-il vraiment Dieu?» (Cf. R.B. 58). 1 Cependant, c’est le Christ qui doit, en tout premier, orienter la quête du moine, d’où cette sentence, chère à la tradition chrétienne depuis saint Cyprien: «Nihil amori Christi praeponere: Ne rien préférer à l’amour du Christ» (R.B. 4,21). Saint Benoît y tient ; il en donne la preuve en cette maxime qui fait écho à cet instrument des bonnes œuvres: «Christo omnino nihil praeponant: Ils ne préféreront absolument rien au Christ» (R.B. 72,11). Cette invitation à aimer le Christ plus que tout transmet la parole même de Jésus: «Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi» (Mt 10,37). Au terme du chapitre sur l’humilité, on retrouve encore cette préférence pour le Christ: «Sed amore Christi: Par amour du Christ» (R.B. 7,69). Maintenant le Christ l’emporte sur tout. Il envahit la vie du moine et saisit toute sa personne, d’une préférence exclusive et entraînante. Le Christ, d’ailleurs, n’est-il pas le Fils unique de Dieu? On retrouve cet amour du Christ dès le début du chapitre sur l’obéissance et d’une «obéissance sans retard: sine mora». Celle-ci: «Haec convenit his qui nihil sibi a Christo carius aliquid existimant: Elle convient à ceux qui n’ont rien de plus cher que le Christ» (R.B. 5,2).

L’Abbé, lui aussi, tient la place du Christ: tel est le principe fondamental sur lequel reposent la vie et l’organisation du monastère. «Christi enim agere vices in monasterio creditur: On croit fermement en effet qu’il tient la place du Christ dans le monastère» (R.B. 2,2). Cette même pensée est reprise dans le dernier chapitre concernant l’Abbé: «Abba s autem quia vices Christi creditur agere: Quant à l’Abbé, parce que l’on croit fermement qu’il tient la place du Christ» (R.B. 63,13).

Il y a également l’hôte qui est le Christ que l’on reçoit: «Omnes supervenientes hospites tamquam Christus suscip iantur: Tous les hôtes qui surviennent au monastère seront reçus comme le Christ» (R.B. 53,1) ; et même on se prosternera devant eux puisque: «Christus in eis adoretur et suscipitur: On adorera en eux le Christ même que l’on reçoit» (R.B. 53,7) ; «I n ipsis magis Christus suscipitur: C’est principalement en leurs personnes, les pauvres et les pèlerins, que l’on reçoit le Christ» (R.B. 53,15).

Quant aux frères malades : «Ut sicut revera Christo ita eis serviatur: On les servira comme s’ils étaient le Christ en personne» (R.B. 36,1). Avec la finale de la Règle, c’est encore avec l’aide du Christ qu’il faut accomplir cette petite règle: «Adjuvante Christo perfice: Accomplis avec l’aide du Christ» (R.B. 73,8).

Pour Benoît, la vie présente a même sa part de «douceur ineffable» qui est une anticipation du bonheur céleste puisque c’est par amour que l’on accomplit les commandements de Dieu. Pour lui, le monastère doit être comme «une école du service du Seigneur», et pour qu’il en soit vraiment ainsi, il faut que le joug du Christ soit léger (Cf. Mt 11,30). Il convient donc que la Règle bénédictine ne comporte «rien de rude et de pesant».

«Ces caractères contrastés -douceur et légèreté d’une part, stricte exigence de l’autre -, comment les concilier? Avec maints auteurs patristiques, Benoît se pose la question et, comme plusieurs d’entre eux, il y cherche une réponse dans l’amour. Sans diminuer les exigences de la loi divine, celui-ci les rend douces et légères, car rien n’est pénible quand on aime. Cet épanouissement que procure l’amour au sein de s observances les plus strictes trouve son symbole dans «le cœur dilaté» dont parle le Psalmiste (Ps 118,32). On ne peut faire abstraction du temps quand il s’agit de l’amour, c’est donc e n progressant que l’on y parvient: «Le Christ présentait la voie du salut comme étroite d’un bout à l’autre. Selon la Règle, elle ne l’est qu’au début. Mais cette modification apparente ne touche pas à la substance de l’enseignement évangélique, car l’élargissement se produit au-dedans, dans le cœur de l’homme qui s’épanouit, non dans les préceptes divins qui gardent toute leur exigence».

Voici d’ailleurs la finale du Prologue: «C’est Ă  cette fin que nous voulons fonder une Ă©cole oĂą l’on serve le Seigneur. Dans cette institution, nous espĂ©rons ne rien Ă©tablir de rude ni de pesant. Si, toutefois, il s’y rencontrait quelque chose d’un peu rigoureux … pour corriger nos vices et sauvegarder la charitĂ©, garde-toi bien, sous l’effet d’une crainte subite, de quitter la voie du salut dont les dĂ©buts sont toujours difficiles. En effet, Ă  mesure que l’on progresse dans la vie religieuse et dans la foi, le cĹ“ur se dilate et l’on court dans la voie des commandements de Dieu, avec la douceur ineffable de l’amour. Ne nous Ă©cartant donc jamais de son enseignement, et persĂ©vĂ©rant jusqu’à la mort dans sa doctrine au sein du monastère, participons par la patience aux souffrances du Christ pour mĂ©riter d’avoir part Ă  son royaume. Amen». (R.B. Prologue 45-50).

  • Saint Bruno

1 – PrĂ©ambule

1 – La tradition monastique

En 2014, nos frères Chartreux célébraient le 500 ème anniversaire de la canonisation de saint Bruno, leur fondateur. Essayons de mieux comprendre ce qu’il a voulu réaliser pour la seule Gloire de Dieu, pour l’Eglise de son temps et pour nous aujourd’hui encore.

Pour sa mission et pour son œuvre, saint Bruno va puiser dans la longue tradition monastique. Tout d’abord, celle des Pères du Désert autour des deux grandes figures: Antoine (mort en 3 56) qui, s’enfonçant toujours plus loin dans les solitudes des déserts d’Egypte, sera le père de nombreux ermites ; ainsi que Pachôme (mort en 346) qui, toujours en Egypte, sera le fondateur d’un autre type de vie monastique, la vie cénobitique regroupant des hommes qui mènent la vie commune autour d’un Père Abbé.

Antoine et Pachôme auront, au cours des siècles, une nombreuse descendance. Pour l’Orient, il faut citer saint Basile évêque de Césarée, (mort en 378), et considéré comme le père des moines d’Orient grâce à deux règles monastiques: le petit et le grand Ascéticon. Pour l’Occident, il faut citer saint Benoît (mort en 532) qui, grâce à sa Règle, recevra le nom de «Père des moines d’Occident».

Pour saint Bruno, nous savons que l’évêque saint Hughes de Grenoble l’accueille avec ses six compagnons en l’an 1084, et les conduit au désert de Chartreuse. Le Pape Urbain II, en 1088, appelle son Maître Bruno pour qu’il le rejoigne à Rome. Trois ans plus tard, Bruno se rend en Calabre pour y reprendre sa vi e de solitude. Il y mourra le 6 0ctobre 1101. En Chartreuse, Bruno sera le fondateur d’une vie monastique où solitude et vie fraternelle seront conciliées, avec une insistance cependant pour la vie de solitude. C’est Guigues, le 5 ème Prieur de Chartreuse, qui rédigera en 1122 les «Coutumes des Chartreux» qui s’achèvent sur l’éloge de la vie solitaire.

2 – L’Evangile et Jésus

Il conviendrait maintenant que nous regardions ce que l’Evangile nous apprend de Jésus, l’Envoyé du Père. Si nous voulions contempler qui est Jésus, nous aurions à le suivre depuis le long et mystérieux silence de Nazareth, puis au début de sa vie publique lors de son baptême au Jourdain jusqu’au terme de sa vie: sa mort sur la Croix, sa Résurrection au Jour de Pâques jusqu’à son Ascension au Mont des Oliviers. Durant sa vie publique, Jésus est rarement seul. Toujours, nous le voyons avec ses disciples, avec des foules, et des malades et des possédés. C’est ainsi que Jésus est souvent suivi de tous ceux qui sont émerveillés de ce qu’il dit et accomplit au milieu d’eux. Cependant, à plusieurs reprises, Jésus nous révèle cette présence du Père qui ne le quitte jamais: «Celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul parce que je fais toujours ce qui lui plaît» (Jn 8, 29). C’est ainsi que Jésus aime à se retirer seul dans la montagne afin de s’y livrer, souvent de nuit, à de longues heures de prière solitaire sous le regard de son Père des cieux.

II -Quel est le sens d’une vie d’homme?

Ce que nous venons d’évoquer, très brièvement, de la tradition monastique et de la vie du Christ Jésus, peut faciliter l’autre regard que nous devons avoir sur ce qu’est l’homme et ce qu’il doit devenir dans le dessein de Dieu. Telle sera le thème de notre propre réflexion ! Tout être humain est toujours appelé à sortir de soi. S’enfermer en soi-même pourrait bien n’être qu’une forme subtile, voire inconsciente, de suicide. Vivre consiste donc à s’ouvrir: s’ouvrir à tout homme et à tous les hommes, et même s’ouvrir à toute la création, mais, en tout premier, s’ouvrir à Dieu. On peut s’enfermer sur soi-même par orgueil et mépris de l’autre, le pharisien venu au Temple nous en donne le triste modèle (Lc 18, 9-14). On peut aussi s’enfermer sur soi par peur de l’autre, par angoisse devant la vie avec ses imprévus et ses risques, et, plus profondément, en doutant de soi-même. En effet, si nous ne savons pas qui nous sommes, la rencontre de l’autre présentera toujours un danger pour nous ! Sortir de soi est donc le seul chemin qui puisse nous conduire, non seulement à l’autre, mais aussi à nous-mêmes, et plus encore à Dieu. Oui, tel est bien le chemin de notre propre vérité. Benoît XVI, dans sa première encyclique: «Dieu est Amour», invite tout homme à sortir de lui-même. Tel est cet «exode permanent allant du Je enfermé sur lui-même vers la découverte de soi-même, plus encore vers la découverte de Dieu» (N° 6). Sortir de soi pour enfin être libre, sinon le risque serait grand de rester prisonnier de soi-même, dans le plus terrible des esclavages: l’esclavage de soi ! Il pourrait nous arriver d’être tellement captifs de nous-mêmes, tellement esclaves de nos égoïsmes, de nos jalousies et de nos autres misères, que nous n’accèderions jamais à notre vraie liberté. C’est ainsi que certaines pertes de soi-même sont une forme possible de possession du Mauvais. Cette invitation de Benoît XVI à sortir de soi en vue d’un exode vers l’autre et même vers Dieu, convient tout à fait à ce que nous avons à vivre dans u n monde où règne, plus que tout, l’individualisme et toutes ses conséquences. Nous devons donc affronter cette conviction fausse, et même perverse, que pour être soi et devenir soi-même, il ne faut dépendre de personne. Se vouloir ainsi autonome pour mieux se croire libre et se conquérir soi-même n’est qu’un leurre, qu’une illusion de liberté. Notre vraie liberté – qui ne peut jamais être un absolu face à la souveraine liberté de Dieu – ne peut se réaliser que dans le respect de la liberté de l’autre. Se vouloir libre, sans tenir compte de l’autre, ne peut conduire à la vraie liberté, la liberté d’un amour où ce que l’autre souhaite compte plus que ce que l’on désire pour soi. Que serions-nous si l’autre n’avait plus de place en nos vies? Cet autre indispensable, il faut pourtant le bien choisir. S’il n’était qu’un tyran, je ne serais qu’un esclave broyé sous son orgueil et ses prétentions. S’il n’était qu’un égoïste, je ne serais plus que la chose qu’il prétendrait posséder. Face à l’autre, une prudence et un discernement s’imposent pour ne pas se laisser embarquer avec n’importe qui et vers n’importe quoi. 7 Pourtant, sans l’autre, je ne peux devenir ce que je suis appelé à être. Tout enfant a besoin, quoiqu’en pensent nos législateurs du moment, d’un p ère et d’une mère, de parents qui se respectent tout en se donnant les preuves d’une belle fidélité. De même, tout adolescent a besoin de maîtres, d’hommes et de femmes qui soient pour lui des références sûres, de beaux modèles à suivre et à imiter.

III -Qu’en est-il alors de la solitude?

Affirmer que l’autre, Ă  condition d’être bien choisi et discernĂ©, est indispensable Ă  notre propre vie, quelle place, alors, peut ĂŞtre gardĂ©e pour la solitude? Avant d’aborder cette nouvelle Ă©tape de notre rĂ©flexion, il convient de noter que si, sans l’autre, je ne peux devenir moi-mĂŞme, cela n’implique nullement que je me pervertisse moi-mĂŞme en possesseur de l’autre. Si l’autre devenait ma propriĂ©tĂ© et ma chose, je ne serais alors qu’un tyran et un exploiteur et, su r un tel chemin – impasse sans issue – je ne pourrais que me dĂ©truire moi-mĂŞme. Un combat contre soi-mĂŞme est donc toujours requis. Si l’autre n’était plus qu’un objet Ă  possĂ©der, s’il n’y avait plus en moi une place pour le respect et la gratuitĂ©, je ne serais devenu moi-mĂŞme qu’un pur objet aussi inutile que dĂ©testable. Ne rien vouloir possĂ©der, c’est ce que saint BenoĂ®t demande dans sa Règle. Il n’y parle jamais de pauvretĂ©, mais toujours des nĂ©cessaires dĂ©possessions. Voici la question posĂ©e: «Les moines doivent-ils avoir quelque chose en propre?» (RB 33). La rĂ©ponse est claire: «nihil omnino», absolument rien. A l’évidence, saint BenoĂ®t n’aime pas le «proprium», ce que nous voudrions possĂ©der en propre. Que devons-nous donc percevoir sous cette aviditĂ© de possession? La seule rĂ©ponse possible et qui nous rejoigne en profondeur est la suivante: la peur du vide, la peur du rien, la peur du dĂ©sert et de la solitude. C’est pour cette raison que nos aviditĂ©s sont Ă  comprendre comme des fuites, de s fuites de soi-mĂŞme dans la crainte de se retrouver seul face Ă  l’inĂ©vitable solitude humaine. Nul ne peut se fuir en permanence et s’éviter soi-mĂŞme, si l’on veut vraiment se retrouver comme «mystère de solitude», notre plus belle identitĂ© ; Ă  l a fois la plus profonde et, en mĂŞme temps, le sommet de tout ce que nous sommes et avons Ă  devenir. Pour justifier une telle affirmation, il nous faut citer quelques pages du thĂ©ologien Ratzinger dans son ouvrage, magnifique synthèse de sa thĂ©ologie: «L a foi chrĂ©tienne hier et aujourd’hui» 6: «Dans cette dernière prière de JĂ©sus (son cri sur la Croix), comme d’ailleurs dans la scène du Mont des Oliviers, il apparaĂ®t que l’essentiel de sa Passion n’est pas dans une quelconque souffrance physique, mais dans la solitude radicale, le dĂ©laissement total. Or, c’est finalement l’abĂ®me de la solitude de l’homme tout court qui se rĂ©vèle ici, de l’homme qui, au plus intime de lui-mĂŞme, est seul. Cette solitude, qui se dissimule habituellement sous toutes sortes de masques, mais qui est pourtant la vraie situation de l’homme, reprĂ©sente en mĂŞme temps la contradiction la plus profonde avec l’être de l’homme ; celui-ci ne peut rester seul, il a besoin d’être avec quelqu’un. Aussi la solitude est-elle le domaine de l’angoisse, qui a sa racine dans la prĂ©caritĂ© de l’être de l’homme, ĂŞtre menacĂ©, exposĂ©, par ce qu’il doit ĂŞtre, et qu’il est pourtant projetĂ© vers ce qui lui est impossible». 7 Texte admirable oĂą tout est dit du Mystère de l’homme, de ce qu’il est en vĂ©ritĂ©, ainsi que de sa contradiction la plus intime: il est projetĂ© vers ce qui lui est impossible, Ă  savoir sa solitude et sa rĂ©alitĂ© de crĂ©ature insĂ©parable de son CrĂ©ateur ! «L’homme livrĂ© Ă  la solitude extrĂŞme a peur, non pas de quelque chose de dĂ©terminĂ©, susceptible d’être neutralisĂ© par des arguments ; il expĂ©rimente la peur de la solitude, l’insĂ©curitĂ© et la prĂ©caritĂ© de son ĂŞtre, qu’il est impossible de surmonter par la raison». 8 Au sujet de l’expĂ©rience de la mort quand elle devient proche, ou quand elle concerne un ĂŞtre proche, Ratzinger complète sa pensĂ©e: «De mĂŞme, celui qui est seul avec le mort sentira son inquiĂ©tude s’évanouir si quelqu’un est avec lui, s’il Ă©prouve la prĂ©sence d’un Toi. Cette manière de dominer la peur rĂ©vèle une fois de plus en quoi elle consiste: elle est peur de la solitude, la peur d’un ĂŞtre qui ne peut vivre qu’avec d’autres. La vĂ©ritable peur de l’homme ne peut ĂŞtre surmontĂ©e par la raison, mais uniquement par la prĂ©sence d’un ĂŞtre aimant» … «S’il y avait u ne dĂ©rĂ©liction si profonde qu’aucun Toi ne pourrait plus y atteindre, alors ce serait la solitude vĂ©ritable et totale, la peur totale, ce que le thĂ©ologien appelle «enfer»… La mort, c’est la solitude tout court, tandis que la solitude oĂą l’amour ne peu t plus pĂ©nĂ©trer, c’est l’enfer». Pour aller jusqu’au bout de la vĂ©ritĂ© de notre foi en ces questions ultimes, celles de la mort et de l’enfer, citons un autre texte pour conclure: «Le Christ a franchi la porte de notre ultime solitude,… il est entrĂ©, Ă  travers sa Passion, dans l’abĂ®me de notre dĂ©rĂ©liction. LĂ  oĂą aucune parole ne saurait nous atteindre, il y a Lui. Ainsi l’enfer est surmontĂ©, ou plus exactement, la mort qui auparavant Ă©tait l’enfer, ne l’est plus. …Au milieu de la mort, il y a de la vie, parce que l’amour habite au milieu de la mort. Seul le repliement dĂ©libĂ©rĂ© sur soi-mĂŞme est dĂ©sormais enfer ou, comme le dit la Bible: seconde mort (Apoc 20, 14). La porte de la mort est ouverte depuis que dans la mort habite la vie, c’est-Ă -dire l’amour». 10 Mais comment parvenir Ă  cette vie toute habitĂ©e par l’amour? Si nous ne voulons pas nous fuir sans cesse, que devrions-nous donc faire? J’aime la rĂ©ponse que donne le Pape saint GrĂ©goire le Grand dans ses dialogues au sujet de saint BenoĂ®t qui, après la douloureuse expĂ©rience de Vicovaro oĂą il fut AbbĂ© pour la première fois, revient enfin Ă  sa bienheureuse solitude, oĂą enfin il pourra: «habitare secum», c’est-Ă -dire habiter avec soi-mĂŞme. Notons, en passant, que cette image et cette consigne sont reprises dans la lettre que saint Bruno adresse Ă  son ami Raoul le Verd. Il m’a fallu quelques annĂ©es avant d’arriver Ă  comprendre ce «habitare secum» oĂą saint GrĂ©goire nous prĂ©sente non seulement l’idĂ©al du moine, mais plus encore la vraie vocation de tout ĂŞtre humain: ĂŞtre soi, enfin ! Et cela, grâce Ă  une solitude qui ne sera jamais qu’une rude et belle conquĂŞte de soi, ainsi qu’une conquĂŞte de l’amour qui est «Lui», le Christ. Sur ce chemin de notre identitĂ©, saint Augustin reconnaĂ®t, au livre des Confessions (L.X, XXVII, 38), qu’au terme de son retour Ă  soi, l’homme ne peut ĂŞtre que l’hĂ´te qui accueille, au plus secret de lui-mĂŞme, la beautĂ© de son Dieu: «Tard, je t’ai rencontrĂ©e, BeautĂ© toujours nouvelle, BeautĂ© toujours ancienne, tard je t’ai rencontrĂ©e. Tu Ă©tais au-dedans de moi, c’est moi qui Ă©tais au dehors». Saint Augustin nous fait ainsi comprendre que nul ne peut s’habiter soi-mĂŞme sans ĂŞtre d’abord habitĂ© par Dieu. Du mĂŞme Auteur, nous aurions pu citer cette autre sentence bien connue: «Noverim me, noverim Te»: que je Te connaisse pour que je me connaisse. Saint Augustin recueille ainsi tout ce que doit ĂŞtre une vie d’homme. Que je me connaisse, c’est-Ă -dire que je sois capable d’habiter avec moi-mĂŞme, de revenir Ă  la vĂ©ritĂ© que je dois ĂŞtre, alors je pourrai Te connaĂ®tre, Toi mon Dieu, et demeurer avec Toi pour que Tu puisses Ă  jamais demeurer en moi ! Oui, telle est bien not re vocation d’homme et de chrĂ©tien.

IV -Consentir à sa propre vérité

Reconnaissons, maintenant, que tout converge, de la vision chrétienne de l’homme, en ce consentement à tout ce qu’il est dans le dessein créateur et rédempteur de Dieu. Consentir à soi-même et ne plus chercher à se fuir: telle est bien la vérité de l’homme. Mais comment y parvenir? A l’école de toute l’Ecriture, une seule réponse est possible: Dieu nous crée et nous veut «Auditeur de sa Parole», ce qui implique, en tout premier, une écoute de cette Parole. Il faut donc que notre écoute rejoigne ce que Dieu est, ce qu’il est en lui-même ainsi que pour nous. Mais pourquoi écouter? Sinon parce qu’il est de notre vocation et même de notre identité de donner à Dieu la réponse qu’il attend de chacun de nous et de nous tous ensemble.

Cependant, nous le savons bien: depuis le Jardin de la Genèse, l’homme, abandonné à lui-même, n’est plus capable de donner à Dieu sa propre réponse. Il s’est voulu sans Dieu, et même il s’est voulu semblable à Dieu, mais sans lui. Il a, alors, non seulement perdu son intimité avec Dieu, mais, en plus, il s’est perdu lui-même. Puisqu’il s’est perdu en écoutant son Tentateur, il ne peut se retrouver qu’en écoutant son Rédempteur, le Christ Jésus. Désormais, c’est dans le seul «oui» de Jésus que notre réponse est possible. D’ailleurs, ce «oui» de Jésus, son «Amen», qu’il a donné à toute la volonté du Père, il l’a donné pour nous afin que nous puissions donner notre propre Amen à Dieu.C’est donc à l’écoute de l’Evangile et en contemplant tout ce que Jésus nous révèle de lui-même que nous pouvons percevoir et pressentir ce que nous sommes appelés à devenir. Ce qu’il est comme Fils de Dieu, nous avons à le devenir à notre tour: tel est bien l’essentiel d’une vie chrétienne ! Cette vérité qu’il est, Jésus est venu nous l’offrir. Nous offrir son propre «oui» jusqu’à ce que le nôtre vienne s’accorder au sien. Un accord qui soit notre chant le plus vrai et le plus beau, un chant qui jaillisse, comme unesource, silencieuse, du plus profond de nous-mêmes.

V – Conclusion

Uni à tous ses frères, chaque chrétien peut accomplir, en lui-même, son «Mystère de solitude». Mystère qui l’identifie peu à peu à l’être même de Dieu Trinité. Ô bienheureuse une telle solitude, si nous la vivons «pour la Gloire de Dieu et le salut du monde». Elle est bien notre vérité et notre vocation. Nous pouvons alors nous interroger une dernière fois : en tout ce que nous avons essayé d’exprimer de notre vérité la plus profonde, nous sommes-nous beaucoup éloignés de l’idéal cartusien voulu par saint Bruno lui-même? Si Bruno et tant d’autres moines ont fait le choix de la vie solitaire, n’ont-ils pas ouvert pour tout homme et pour chacun de nous ce beau chemin où nous pourrons nous trouver nous-mêmes en trouvant notre Dieu ?